1
Le réveil
Amos se réveilla en sursaut et bondit sur ses pieds en poussant un hurlement de peur. Le sang encore glacé d’effroi par son passage aux Enfers, il cria à nouveau avant de tomber la face contre terre, victime d’un étourdissement.
Le soleil brûlait ses yeux et l’empêchait de voir autour de lui. Haletant comme s’il venait de faire une longue course, le garçon parvint à se mettre à genoux. Une terrible migraine broyait sa tête qui semblait sur le point d’éclater ! La bouche sèche et le ventre creux, il avait l’impression qu’un troupeau de bêtes sauvages avait galopé sur tout son corps. Cette sensation, il l’avait ressentie plusieurs fois dans les Enfers.
Ce n’est qu’après de longues minutes qu’Amos, toujours à genoux dans le sable humide, réussit à retrouver ses esprits. Ses yeux s’habituèrent à la lumière intense et son cœur, qui battait à tout rompre, reprit un rythme régulier. Le garçon perçut ensuite les cris distinctifs des goélands et, plus près de lui, le clapotis familier des vagues.
« Mais, je suis… je suis sur une plage, se dit-il en saisissant une poignée de sable. Je suis sorti ! Je suis sorti des Enfers ! C’est terminé… JE SUIS VIVANT ! »
En prononçant cette dernière phrase, Amos fondit en larmes. Enfin loin de la torture, de l’angoisse et du désespoir, il pleura de soulagement. Ce voyage l’avait bouleversé au plus haut point et les émotions refoulées se libéraient maintenant dans une crise bienfaitrice.
Amos frappa violemment le sol de ses poings en criant et en maudissant les dieux. Il se calma, puis recommença son manège à quelques reprises. La rage le quitta lentement, par bouffées, comme des gouttes d’eau qui s’évaporent. S’envolèrent aussi sa peur, son amertume et sa tristesse. Enki avait fait de lui une marionnette condamnée à subir les pires tourments et voilà que le pantin redevenait humain.
Lorsqu’il eut évacué tout le fiel qui empoisonnait son âme, Amos se coucha sur le dos dans le sable chaud et s’abandonna à la rêverie. Il n’avait pas été aussi bien depuis des mois. Il laissa ses doigts jouer avec les grains dorés et se délecta du parfum iodé de la mer. Il fixa longuement le ciel en s’amusant à examiner les nuages.
« C’est vraiment terminé, songea-t-il. Yaune avait raison lorsqu’il m’a confié, sur le pont de l’Achéron, que le monde des vivants est un paradis pour celui qui sait ouvrir les yeux. Je n’ai jamais trouvé le ciel aussi beau, le sable aussi doux et le son des vagues aussi envoûtant. Je crois que je n’ai jamais été aussi bien de ma vie… »
Amos ferma les yeux et sombra cette fois dans un sommeil apaisant. Il s’éveilla juste à temps pour apercevoir un magnifique coucher de soleil qui embrasait le ciel. Son émerveillement fut interrompu par des bruits étranges. Son estomac lui rappelait bêtement que, dans le monde des vivants, il était impératif de se mettre quelque chose sous la dent.
Amos eut d’abord le réflexe de prendre sa gourde pour y boire de l’eau de la fontaine de Jouvence, mais il se ravisa. Elle était encore à moitié pleine.
« Je dois l’économiser, pensa-t-il sagement. Cette eau est trop précieuse pour être gaspillée. Maintenant que je suis de retour parmi les vivants, je vais me débrouiller pour trouver quelque chose à manger dans les environs. »
Profitant des derniers moments de clarté, Amos marcha jusqu’aux récifs et découvrit qu’ils regorgeaient de mollusques. Il retira son armure de cuir et transforma son vêtement de corps en sac de fortune. Avant la tombée de la nuit, le jeune garçon eut le temps de récolter un grand nombre de moules et d’huîtres. Il s’aida de la dague de Baal pour en décoller un bon nombre des rochers. Cette pêche lui rappela le royaume d’Omain et les heureux moments qu’il avait passés à chasser dans les bois ou à tirer sa ligne à la mer. Il se retrouvait aujourd’hui seul, comme autrefois, sans nul autre souci que de faire un bon repas. Il y avait de cela si longtemps ! À vrai dire, à peine deux ans… peut-être trois !
« Je me demande combien de temps j’ai voyagé dans les Enfers, s’inquiéta Amos. Peut-être un mois ? Ah non… ç’a été beaucoup plus long ! J’estime que… Si je me fie à… Hum… je ne sais plus du tout ! Il semble bien que j’aie perdu la notion du temps. »
Sans plus se questionner, le garçon regagna la plage. Comme il n’avait pas de marmite pour faire cuire ses aliments, il creusa un trou dans le sable. En utilisant ses pouvoirs, le porteur de masques commanda à l’eau de la mer de le remplir à ras bord et vida ensuite sa fructueuse pêche dans le chaudron improvisé. Il claqua des doigts, et l’eau se mit immédiatement à bouillir. En quelques minutes, le repas était prêt.
La nuit était complètement tombée lorsqu’Amos termina de manger. En guise de feu de camp, il avait enflammé deux grosses pierres qui se consumaient magiquement en dégageant de belles flammes vertes et bleues. Le garçon avait intégré les quatre pierres de son masque, et sa maîtrise du feu était parfaite ! Il n’avait eu qu’à regarder les pierres et à ordonner qu’elles s’embrasent.
La marée haute avait envahi la plage et Amos en profita pour se baigner. Il s’assura bien de ne pas trop s’avancer dans l’eau. Il savait qu’il n’était pas prudent de nager tout juste après avoir mangé et que même les magiciens ne sont pas à l’abri des crampes. Il aurait été stupide de survivre à la traversée des Enfers pour ensuite se noyer à cause d’un malaise.
« Quel bonheur ! s’exclama le garçon en se laissant flotter. J’ai vraiment besoin de repos pendant les prochains jours. Il me faut du temps pour me remettre de ma dernière aventure. Demain, j’essaierai de trouver un endroit plus approprié pour dresser un campement ».
Le lendemain, non loin de là, Amos trouva effectivement un lieu parfait pour y établir une habitation rudimentaire. Il s’installa dans un arbre, entre deux grosses branches autour desquelles il tissa un filet de lianes. Ainsi suspendu dans les airs, il pourrait dormir confortablement sans craindre les prédateurs et passer de longues heures à faire la sieste en se laissant caresser par le vent. C’est donc ainsi que le porteur de masques récupéra peu à peu ; finalement, au bout d’une vingtaine de jours, il se sentit prêt à prendre la route pour rentrer à Upsgran.
« Ah là, là ! se dit-il en achevant de préparer ses provisions. J’ai un peu de poisson fumé, quelques fruits et quelques racines. C’est nettement insuffisant, car j’aurai tout mangé dans quelques jours ! J’espère qu’il y a un village pas trop loin d’ici… »
C’est alors qu’un épouvantable cri retentit et glaça le sang d’Amos. Ce hurlement de détresse, mi-humain, mi-animal, venait de la plage. Le garçon abandonna ses préparatifs et se précipita vers l’endroit d’où venait l’appel. En s’en approchant, il fut saisi par une odeur nauséabonde ! C’était une émanation acide avec des relents de soufre !
Le porteur de masques s’immobilisa en apercevant l’étrange spectacle qui se déroulait sur la plage. Six humanoïdes à tête et à buste de femme montés sur un corps de vautour attaquaient de leurs puissantes serres un grand oiseau multicolore aux larges ailes.
« WOW ! ce sont des harpies ! se dit Amos. Elles sont en tout point conforme à ce que j’ai lu dans Al-Qatrum. Mais pourquoi s’en prennent-elles à cet oiseau ? »
En regardant bien, le garçon comprit que la victime n’était pas un oiseau, mais un humain. Il s’agissait d’une jeune fille. Comme l’une des harpies se préparait à asséner un féroce coup de bec à sa proie, il hurla :
— PARTEZ D’ICI ET LAISSEZ CETTE CRÉATURE TRANQUILLE !
Les six harpies abandonnèrent leur basse besogne pour le dévisager. Puis, elles lui adressèrent quelques mots dans une langue incompréhensible et lui firent signe de dégager. Le porteur de masques regretta de ne pas avoir ses oreilles de cristal pour les comprendre.
— CECI EST MON DERNIER AVERTISSEMENT ! insista-t-il en appuyant sur chacun de ses mots. PARTEZ IMMÉDIATEMENT OU VOUS EN SUBIREZ LES CONSÉQUENCES !
— Menaces ? fit une harpie à ses acolytes. Te tuer !
— Te tuer ! Te tuer ! reprirent les autres en avançant vers Amos.
— Je vous aurai averties…
D’un vigoureux mouvement, Amos fit lever un tourbillon de vent qui se transforma en une petite tempête de sable qu’il propulsa sur les harpies. Aveuglées, ces dernières ragèrent, émettant d’énormes borborygmes. Le porteur de masques profita de leur cécité pour faire jaillir de la mer une gigantesque vague qui vint se fracasser sur elles. Trempés et apeurés, les monstres déguerpirent à tire d’aile.
Sans attendre, Amos se dirigea vers le corps inerte. Il découvrit une créature, ma foi, bien étrange. Mi-humain, mi-oiseau, cette humanoïde grièvement blessée avait deux très grandes ailes ainsi qu’une magnifique tête aux plumes multicolores. Elle devait être guerrière, car elle portait une armure de cuir, déchirée sans doute par les harpies. Son costume était composé d’un bustier et d’une culotte en forme de jupette où étaient attachés de longs bas de métal souple. Deux carquois vides pendaient à sa ceinture.
Le garçon tenta de réanimer la créature, mais n’y arriva pas. Ses blessures étaient profondes et elle semblait avoir perdu beaucoup de sang. Du mieux qu’il le put, Amos la hissa sur son dos et l’amena à son campement. Il l’installa ensuite confortablement dans le filet suspendu.
« Son pouls est très faible, constata-t-il. De
toute évidence, elle ne passera pas la journée. J’ai bien fait de
garder l’eau de la fontaine de Jouvence pour les cas
d’urgence ! »
Le porteur de masques en déposa quelques gouttes sur les lèvres de
l’humanoïde. Par réflexe, elle avala le liquide miracle. Tout de
suite, elle reprit des couleurs et ses plaies commencèrent à se
refermer d’elles-mêmes. Amos continua à lui administrer le
traitement par petites gorgées jusqu’à sa complète guérison. C’est
alors que la fille-oiseau ouvrit les paupières et aperçut son
bienfaiteur.
Amos plongea dans les yeux de cette jeune créature comme dans une mer profonde. Il reconnut tout de suite le sentiment qui l’avait chaviré lors de sa rencontre avec Otarelle. Mais cette fois, ce n’était pas un mauvais sort de Baya Gaya ! Son cœur galopait réellement dans sa poitrine, et ses bouffées de chaleur n’étaient pas le résultat de quelques formules ou potions magiques. Sa raison venait d’être submergée par une douce sensation de féerie, et des étincelles pétillaient dans ses yeux. C’était inexplicable et enivrant, unique et précieux ! Après un terrible voyage aux Enfers, ce moment de bonheur pur l’enflamma et lui fit perdre la tête. Plus rien n’existait maintenant, hormis les yeux de cette magnifique créature.
De son côté, la jeune humanoïde fut ravie par le regard de son sauveur. Il avait l’air bon sans être mièvre, dépourvu de malhonnêteté et très… très gentil. Après le cauchemar des harpies, elle se dit que ce garçon lui avait été envoyé par la Providence. C’était un signe ! Un signe du grand dieu Pégase qui lui offrait une nouvelle vie et un nouveau compagnon.
Entre les deux adolescents, ce fut le coup de foudre immédiat !
Sans dire un mot, Amos et la fille-oiseau approchèrent leurs bouches l’une de l’autre et s’embrassèrent. Dans ce geste tendre et spontané, leurs mains s’unirent et leurs cœurs se nouèrent. Tous deux fermèrent les yeux afin de mieux goûter l’extase du moment.